HENRI TRACOL

L’éveil et la pratique du « rappel de soi »

Extraits de « Georges Ivanovich Gurdjieff : L’éveil et la pratique du « rappel de soi » publié dans « La vraie question demeure » Ed. Eoliennes 1996.

(…) Le Maître, c’est l’Éveilleur.
Mais éveiller qui ? De quoi ? Et à quoi ?
Éveiller ceux qui veulent s’éveiller. Les éveiller de leur sommeil. Les éveiller à l’Être. Au réel. À la vie.

(…) La quête du réel se base sur une insatisfaction essentielle : insatisfaction profonde et souffrance de ne pas être ce qu’ils sont, ou ce qu’ils se sentent appelés à être. Les dormeurs se retournent dans leur lit, cherchent à tâtons la lumière.
À moins d’être violentés, seuls les dormeurs qui désirent vraiment être réveillés le seront. Quant aux autres… il n’est pire dormeur que celui qui ne veut pas s’éveiller.
Et d’où vient donc cette aspiration à l’éveil ? Il faut bien que quelque chose veille sous la cendre. Il faut bien qu’il y ait quelques braises. L’éveil couve déjà sous la cendre des rêves, pour qui cherche à s’éveiller.

Premier mystère, première énigme, comme si l’éveil était déjà dans la place, guettant le moment propice pour secouer son dormeur.

Mais ils sont rares ceux qui savent reconnaître la nature de ce rêve éveillé qui leur tient lieu d’existence.
(…) Le sommeil – dont parle Gurdjieff comme étant la situation permanente de l’homme qui se croit éveillé – est une sorte de sommeil hypnotique où le maintient la puissance de l’imagination, afin de s’opposer à ce qu’il s’éveille et se voit tel qu’il est.
Quant aux fins mêmes de l’Éveil, ce vers quoi il tend, que pourrais-je dire que tout chercheur sérieux ne sache déjà ? Sous ses aspects divers, le but, le sommet de la montagne, reste unique.

Si j’ai fait allusion à l’Être, au Réel, à la Vie, ce n’est pas pour sombrer dans l’ivresse des mots. Leur résonance intime n’est pas la même pour tous, et chacun peut s’en griser à sa façon. Ce n’est pas là notre propos.
Mais ce sur quoi nous serons plus facilement à l’unisson, je l’espère, c’est l’idée de retour. L’éveil n’est pas la conquête d’un état de conscience supérieure, c’est, dans un mouvement sans cesse tenté, sans cesse nié, le retour à la conscience de ce qui est.

Car le plus furtif éclair de conscience contient la promesse d’une participation à l’Être total « hors duquel, par division et différenciation, dit Gurdjieff, surgit la diversité des phénomènes que nous observons ».

(…) Le rôle du Maître ne saurait être en aucune façon de se substituer au disciple dans cet effort de compréhension que seul ce dernier doit faire pour lui-même. Et les chocs, les suggestions, les situations calculées pour provoquer chez lui l’éveil ne sont là que pour le préparer, l’entraîner à pouvoir se passer de son Maître et marcher seul sur la voie, le jour où il s’en révélera capable.
La suggestion est faite, l’appel est lancé. Le reste est l’affaire de chacun. La recherche intérieure est par essence individuelle.
Sommeil, absence, oubli d’une part : éveil, présence et rappel de soi d’autre part, telles sont les données du problème. À chacun d’entrer dans le jeu.
Mais le rappel de soi, qu’est-ce que c’est ?
Dieu me garde d’en disserter ! Néanmoins je souhaiterais dissiper ici quelques malentendus possibles.
Si nous avons choisi ce thème entre tous, c’est qu’il est la clef même de l’enseignement de Gurdjieff. C’est l’Alpha et l’Oméga. C’est le seuil qu’il faut franchir au départ, puis passer et repasser maintes fois. C’est aussi le point d’orgue de la pleine réalisation, car l’homme qui y parviendrait connaîtrait l’ensemble des relations intérieures et extérieures qui le constituent. Il serait entièrement lui-même et occuperait enfin sa vraie place dans l’Univers.
C’est dire que le rappel de soi comporte une indéfinité d’aspects, qu’il peut être envisagé sous des angles très divers, qu’il comporte un certain nombre de degrés, et qu’il est toujours au delà de ce qu’on en saisit.

Cependant, sous ses formes multiples, on peut retrouver la saveur unique de l’expérience fondamentale. Rien d’autre n’importe. Et c’est faute d’en tenir compte suffisamment que tant de notes discordantes se font entendre.
Il y a un temps pour tout. Pour la méditation – portes fermées et paupières closes -, comme pour la plongée, les yeux bien ouverts, dans les tourbillons de la vie. L’erreur, c’est la fixation, c’est la séparation arbitraire, la dissociation, ou le contretemps : l’activité débordante quand le calme s’impose, ou le refuge dans le silence quand vient l’heure de parler.
J’ajouterai que le pouvoir de se rappeler soi-même, bien qu’il nous soit accordé de naissance, demande à être redécouvert, puis cultivé. Sans un travail spécial, il s’étiolera. Il faut donc tranquillement, sans s’épuiser en vains efforts mais sans relâche, tenter de le développer en fréquence, en durée, en intensité, en étendue et en profondeur.

(…) Qu’il s’exerce ou non, le pouvoir m’est donné de prendre conscience, à certains moments, de ma propre présence : moi, ici, maintenant.
Expérience qui s’accompagne d’un goût étrangement familier, d’une sensation très particulière, authentiquement subjective, dirais-je. C’est moi, tout simplement. Je me reconnais. Je me rappelle. Moi.
Cette présence, qui s’impose à moi de l’intérieur, je la perds, je l’oublie ; mais je la retrouve, je me la rappelle, ou pour mieux dire : elle se rappelle à moi.

« S’éveiller. Mourir. Naître. »
Cette formule chère à Gurdjieff, je la retrouve ici dans ce dilemme, entre la reconnaissance de ma nullité, de mon impuissance, et la certitude d’un pouvoir d’être toujours renouvelé.
Devant cet échec, cette énigme, je suis tenté, comme beaucoup, d’abandonner la partie plutôt que d’argumenter sans fin ou de me contenter d’à peu près.
Mais si je persévère, si délibérément, d’acceptation en acceptation, je m’efforce d’approfondir la vision paradoxale de ma propre situation intérieure, une autre vision m’attend peut-être au bout de ce long tunnel.
Une vision, et une question nouvelle, ou la même, mais transformée.
Je me rappelle moi-même.
Qui « je »? Et qui « moi-même » ?
Qui ?
Je vois un cavalier sur son cheval, au flanc de la montagne. « Je » le cavalier. « Moi » le cheval. « Je » : cette essence individualisée, cette potentialité d’être. « Moi » : ce pouvoir de manifestation fonctionnelle.
Mais la vision s’efface bien vite.
La négligence aidant, l’éducation et la masse des influences qu’il a subies ont fait de mon cheval un monstre d’égoïsme. Il a de bien mauvaises manières : ne le voilà-t-il pas maintenant juché sur les épaules de son cavalier et l’écrasant de tout son poids ? D’ailleurs, privé de sa monture, « Je » ne suis déjà plus un cavalier. Pas même un piéton – car « Je » ne saurais me déplacer tout seul.
À nouveau, je me rappelle moi-même. L’ordre est rétabli. La vision reparaît. Le cavalier retrouve sa posture. Le « Je » ne rêve pas, il ne laisse pas sa monture errer sur les sentiers qui mènent aux précipices. Bien réveillé il garde l’œil sur « Moi » son cheval, et le mène par le chemin de crêtes, sans défaillance. L’un veillant sur l’autre et l’autre le portant. Ils ne font qu’un. Ils iront loin.

Mais la question demeure. « Je », « Moi » : un seul être.
« Qui »?
Ce « Qui suis-je » ? Je ne pouvais pas ne pas le retrouver. À mon insu il n’a cessé de retentir en moi depuis toujours au plus secret de mon être. Connaître et éprouver qui je suis, afin de le devenir plus réellement.
Il faudrait être assez simple pour s’en tenir à l’évidence. À la question : « Qui ? », il n’y aura jamais qu’un écho : « Moi ». Mais ce « Moi » est insondable. Et c’est précisément ce qu’il nous est si difficile d’accepter, nous toujours si prompts à réduire au connu ce qui était en train de s’ouvrir sur l’immensité.
C’est vrai, cela passe l’entendement, et mon mental, en toute légitimité, pourrait-on dire, ne saurait s’en satisfaire sur le champ. Après tout, il est là pour comprendre, pour élaborer une image de moi qui se tienne, et qui soit capable de s’affirmer avec assez de force pour ne pas s’effondrer sous les rafales d’impressions qui s’abattent sur elle à chaque instant.
Est-ce à dire que rien d’autre ne lui soit accessible ? Si le mental consent à faire place à une expérience qui le dépasse, ne lui reste-t-il d’autre issue que de se nier lui-même et de se supprimer ?
Non, le mental n’est pas l’ennemi mais bien plutôt la victime de l’usage que je fais de lui. Un renversement de situation est toujours possible, qui ferait du mental, en intime corrélation avec les autres supports de l’expérience humaine, l’auxiliaire indispensable d’une libération dont il bénéficierait lui-même.
Ce renversement de situation, c’est l’amorce de ce phénomène que nous appelons « rappel de soi ».
Celui-ci peut être plus ou moins fugitif et superficiel, ce que j’en perçois est le signe d’une transformation radicale qui, si elle se développe, affectera non seulement mon monde de pensée, mais mon être entier.
Oui, c’est bien cela. Il s’agit d’une nouvelle manière d’être. Mon attention n’est plus la même, son pouvoir s’accroît, sa finesse et sa liberté la font plus vaste et plus vive tout à la fois. Elle mobilise en moi des forces latentes, jusque-là maintenues en état de léthargie. Elle opère un changement de puissance et de régime de certaines fonctions, déclenchant ainsi une série de processus par lesquels s’intensifie dans l’instant même la perception globale que j’ai de moi, perception qui se situe bien au delà du plan de la sensation proprement dite et dont la saveur ne saurait se confondre avec aucune autre.
Ce branle-bas général coïncide avec l’apparition d’un sentiment très intense de renouveau. Un sentiment d’ouverture et d’appartenance au monde du dehors aussi bien qu’au monde du dedans, comme s’ils ne faisaient qu’un en moi.